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Extraits du Milindapanha
(les questions de Milinda)

Controverse entre Nâgasena, maître bouddhiste et le Roi Bactrien Menandros (Milinda) qui régna au 2ème siècle avant J-C, dans le Nord-Ouest de l'Inde.

Introduction : Les thèmes choisis sont ceux qui reviennent régulièrement sur les listes de discussion bouddhistes : l'individu en tant que soi, la renaissance et le karma. Ce texte présente la vue Theravada (Hinayana) qui réfute un soi ou individu substantiel et autonome, mais qui à la différence des écoles postérieures croit à l'existence réelle des phénomènes.

Les questions de Milinda

Le roi Milinda s'approcha de Nâgasena et, lui ayant adressé les compliments ordinaires, il s'assit à son côté. Nâgasena lui rendit ses politesses, de sorte qu'il lui inspira des dispositions favorables. Alors le roi commença l'entretien

- Comment vous appelle-t-on, Vénérable? Quel est votre nom?

- On m'appelle Nâgasena : c'est ainsi que mes confrères me désignent. Mais, ô roi, bien que les parents donnent à leurs enfants un nom tel que Nâgasena, Sûrasena, Vîrasena, Sîhasena, c'est seulement une appellation, une notion vulgaire une expression courante, un simple nom! : il n'y pas là-dessous
d'individu [de soi].

- Ecoutez, vous tous, les cinq cents Yonakas et les quatre-vingt mille moines! Voici Nâgasena qui dit : « Il n'y a pas là-dessous d'individu! » Est-ce possible de l'admettre? Mais, ô vénérable Nâgasena s'il n'y a pas
d'individu, qui donc vous donne des robes, des aliments, des logements, des remèdes, des ustensiles, et qui en use? Qui pratique la vertu? Qui se livre à la méditation? Qui réalise 1e Chemin, le Fruit, le Nibbâna ? Qui se livre au meurtre, au vol, à l'impureté, au mensonge, à l'alcool ? Qui commet les cinq péchés ? Il n'y donc ni bien ni mal, pas d'auteur ou d'instigateur des actes salutaires et pernicieux, pas de fruit, pas de maturation des bonnes et des mauvaises actions !
Si, ô Nâgasena, celui qui vous tue n'existe pas, il n'y a donc pas de meurtre! Il n'y a rien chez vous ni maîtres, ni précepteurs, ni ordination! Quand tu dis : « Mes confrères m'appellent Nâgasena quel est ce Nâgasena dont tu parles ? Est-ce les cheveux qui sont Nâgasena ?


- Non, mahârâja.

- Est-ce les poils, les ongles, les dents, la peau, la chair, les tendons, les os, la moelle, les reins, le
cœur, le foie, le derme, la rate, les poumons, l'in­testin, le mésentère, les aliments non digérés, les résidus de la digestion, la bile, le phlegme, le pus, le sang, la sueur, la graisse, les larmes, l'huile de la peau, la salive, le mucus nasal, la synovie, l'urine, le cerveau ?


- Non, mahârâja.

- Ou bien, est-ce la forme, la sensation, la perception, les formations, la
conscience ?


- Non, mahârâja.

- Est-ce donc la réunion de ces cinq éléments - forme, sensation, perception, formations, conscience?


- Non, mahârâja.

- Est-ce une chose distincte des cinq éléments?

- Non, mahârâja.

-J'ai beau t'interroger : je ne vois pas de Nâga­sena. Qu'est-ce que Nâgasena? Un mot et rien de plus. Ta parole, ô Vénérable, est fausse et mensongère : il n'y a pas de Nâgasena!

- Tu es, roi, délicat comme un prince, très délicat. S'il t'arrive de marcher, à midi, sur la terre chaude, sur le sable brûlant, foulant aux pieds les aspérités du gravier, des tessons et du sable, tes pieds souffrent, ton corps est las, ton âme épuisée, et la conscience de ton corps s'accompagne de malaise... Es-tu venu à pied ou au moyen d'un véhicule ?

- Je ne vais pas à pied, Vénérable, je suis venu en char.

- Puisque tu es venu en char, mahârâja, définis-moi ce char. Est-ce le timon qui est le char?

- Non, Vénérable.

- Est-ce l'essieu, les roues, la caisse de la voiture, le support du dais, le joug, les rênes, l'aiguillon ?

- Non, Vénérable.

- Est-ce donc la réunion de toutes ces choses ?

- Non, Vénérable.

- Est-ce une chose distincte de tout cela ?

- Non, vénérable.

-J'ai beau t'interroger : je ne vois pas de char. Qu'est-ce qu'un char? Un mot et rien de plus. Ta parole, mahârâja, est fausse et mensongère : il n'y a pas de char. Tu es le premier parmi les rois du Jambudîpa : de qui donc as-tu peur pour mentir ainsi ? Écoutez, vous tous, les cinq cents Yonakas et les quatre-vingt
mille moines ! Le roi Milinda que voici a dit : « Je suis venu en char. » Or, invité à définir le char, il ne peut prouver l'existence du char. Peut-on admettre cela?

A ces mots les cinq cents Yonakas acclamèrent Nâgasena et dirent au roi Milinda : « Maintenant, mahârâja, réponds si tu le peux! » Le roi reprit la parole.

- Je ne mens pas, Vénérable : c'est à cause du timon, etc., que se forme l'appellation, la notion commune, l'expression courante, le nom de « char.

- Très bien, mahârâja ! Tu sais ce qu'est le char. De même c'est à cause des cheveux, etc., que se forme l'appellation, la notion commune, l'expression courante, le nom de « Nâgasena » : mais en réalité il n'y a pas là d'individu. La religieuse Vajirâ l'a dit en présence du Buddha :

"De même que la combinaison des pièces donne lieu au mot "char" ainsi l'existence des khandhas [agrégats] donne lieu à la convention d'être vivant."
.
- Merveilleux, Nâgasena! Admirable, Nâgasena ! Tu as répondu à tous les artifices de ma question. Si le Bouddha était ici il t'applaudirait. Très bien, très bien Nâgasena.


.../...

-Nâgasena, qu'est-ce qui renaît ?

-Le Nom-et-forme.

-Est-ce le présent Nom-et-forme qui renaît?

- Non. Le présent Nom-et-forme accomplit un acte bon ou mauvais; et en conséquence de cet acte un autre Nom-et-forme renaît.

-Si ce n'est pas le même Nom-et-forme qui renaît, le dernier ne se trouve-t-il pas ainsi affranchi des péchés antérieurs?

- S'il n'y avait pas renaissance, il le serait en effet; mais il y a renaissance, c'est pourquoi il ne l'est pas.

- Donne-moi une comparaison.

- Suppose qu'un homme prenne des mangues à un autre. Le propriétaire des mangues le saisit et le mène devant le roi en t'accusant de vol. Si l'accusé répond : "Ce ne sont pas les mangues de cet homme que j'ai emportées : autres les mangues qu'il a plantées, autres celles que j'ai emportées; je n'ai encouru aucune punition", cet homme est-il coupable ?

- Il l'est.

- Pourquoi ?

- Parce que, quoi qu'il en dise, les dernières mangues sont solidaires des premières.

- De même, mahârâja, quand le Nom-et-forme accomplit un acte bon ou mauvais, c'est cet acte qui détermine la renaissance d'un autre Nom-et-forme; on ne peut donc dire que celui-ci soit affranchi des péchés antérieurs.

- Donne-moi une autre comparaison.

- Suppose qu'un homme prenne à un autre du riz ou des cannes à sucre : même raisonnement. Autre exemple : un homme, en hiver, allume du feu dans les champs. Il se chauffe, puis s'en va sans éteindre le feu, qui brûle le champ d'un autre. Le propriétaire du champ le saisit et le mène devant le roi en l'accusant d'avoir incendié son champ. Si l'accusé répond : "Ce n'est pas moi qui ai incendié le champ de cet homme : autre le feu que j'ai laissé sans l'éteindre, autre le feu qui a brûlé son champ; je n'ai encouru aucune punition", cet homme est-il coupable?

- Il l'est.

- Pourquoi ?

- Parce que, quoi qu'il en dise, le dernier feu est solidaire du premier. De même pour le Nom-et-forme.

- Donne-moi une autre comparaison.

- Un homme monte avec un flambeau à l'étage supérieur de sa maison et y prend son repas. Le flambeau met le feu au chaume du toit, le chaume à la maison, la maison au village. Les villageois se saisissent de l'homme :
"Pourquoi as-tu incendié le village? - je n'ai pas incendié le village. Autre le feu à la lueur duquel j'ai mangé, autre le feu qui a brûlé le village." Tout en se disputant, ils viennent en ta présence. A qui
adjugeras-tu le procès?

- Aux villageois.

- Pourquoi ?

- Parce que, quoi qu'en dise la partie adverse, le feu qui a brûlé le village est sorti de l'autre.

- II en est de même du Nom-et-forme. Sans doute celui qui renaît est autre que celui qui meurt mais il en procède : on ne peut donc dire qu'il soit affranchi des péchés antérieurs.

- Donne-moi une autre comparaison.

- Un homme épouse une enfant, paie la dot et s'en va. La petite grandit, devient nubile : un autre homme la choisit, paie la dot et célèbre ses noces avec elle. Le premier revient et lui reproche d'avoir épousé sa femme : "Je n'ai pas épousé ta femme", dit le second mari; "autre la petite fille que tu as épousée et payée, autre la jeune fille nubile que j'ai épousée et payée."
Tout en se disputant, ils comparaissent devant toi. A qui, mahârâja, adjugeras-tu le procès?

- Au premier.

- Pourquoi ?

- Parce que, quoi qu'en dise l'autre, la jeune fille procède de l'enfant. Il en est de même du Nom-et-forme.

- Donne-moi une autre comparaison.

- Un homme achète d'un vacher un pot de lait: il le lui laisse en dépôt et part, en annonçant qu'il viendra le chercher le lendemain. Le lendemain, le lait s'est changé en caillebottes. L'acheteur revient : "Donne-moi mon pot de lait. » L'autre lui présente des caillebottes. Il proteste "C'est du lait que je t'ai acheté et non des caillebottes!

- C'est que le lait s'est, à ton insu, changé en caillebottes! " Tout en se disputant ils comparaissent
devant toi : à qui, maharaja, adjugeras-tu le procès ?

- Au vacher.

- Pourquoi ?

- Parce que, quoi qu'en dise l'autre, les caillebottes procèdent du lait.

- II en est de même du Nom-et-forme.

Source : Traduction Louis Finot Edition Bossard 1923
Repris Edition Dharma 1983

Contribution: JD

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